VErsion FRANCAISE 
écologies / ecologies
Julie Roch Cuerrier, Caroline Mauxion, Jessica Slipp
Galerie AVE, Saint-Henri, Montreal
6 jui-8 Sep 2017
Co-Commissaire avec Josephine Rivard

Ce que j’appelle la « réalité », c’est-à-dire quelque chose que je vois devant moi, quelque chose d’abstrait, mais qui est incorporé cependant aux landes, au ciel ; à côté de moi rien ne compte ; en quoi je trouverai mon repos et continuerai d’exister. Virginia Woolf

Bien que vague, la définition de la réalité de Virginia Woolf s’inscrit dans le territoire, accordant ainsi au réel une sensation soutenue de l’existence. Plutôt que de s’immiscer à l’environnement de manière intrusive, l’écrivaine préfère s’y mêler, s’y confondre. Ses intérêts pour les jeux de l’esprit, notamment la perception et la mémoire, s’arriment en de nombreux points à l’attention que plusieurs artistes ont développés pour l’environnement au fil des années. Ce désir décrit par Woolf de révéler l’indissociabilité des êtres au monde peut faire écho à l’intention de certaines tendances écoféministes de bousculer la division patriarcale entre la nature et la culture. Plus encore, il est question de dessiner une relation intime, presque charnelle avec le monde environnant afin de s’y inscrire physiquement et idéologiquement. L’historienne de l’art féministe Lucy Lippard explique ainsi l’attirance au territoire : « la communication érotique entre le corps et le lieu conjugue les éléments de désir et de risque avec ceux du temps et de l’espace. »

S’inspirant de considérations semblables, le travail des trois artistes de l’exposition Écologies/Ecologies, Caroline Mauxion, Julie Roch Cuerrier et Jessica Slipp, se définit autour d’une sensibilité commune qui explore de nouvelles formes d’existence incluant la nature et le territoire comme composantes essentielles. En développant des processus inédits de réinterprétation du monde environnant, le temps et l’espace deviennent les matériaux malléables qui permettent au corps de s’engager organiquement. Que ce soit en repensant les formes cartésiennes de la cartographie classique ou en manipulant les perceptions lumineuses et colorées, les artistes s’intéressent aux multiples façons d’émouvoir et d’être émues par le naturel.

Carte, corps et territoire se rejoignent dans la pratique incarnée de Jessica Slipp. Un de ses projets les plus récents, Lines Made by Walking, vise à retranscrire la relation kinesthésique du corps de l’artiste avec la terre. Durant ses déambulations processuelles, chacun de ses pas devient le point de départ d’une cartographie subjective ; autrement dit, ses lignes enregistrent les circonstances de ses mouvements et de sa relation avec le territoire. En offrant une nouvelle perspective sur les sciences topographiques et sur l’art sonore, Lines Made by Walking simule le territoire lui-même. Si la cartographie vise traditionnellement à modéliser le monde réel de manière à communiquer une information spatiale exacte selon un désir d’objectivité, Slipp retrace plutôt sa conscience aiguë de l’espace et de la réalité en fusionnant l’information, le territoire et le corps. Les lignes représentent la topographie des territoires significatifs choisis pour ses déambulations, évoquant les formes des montagnes, des vagues et même du vent. Tracés sur une grille, les traits sont ensuite interprétés par l’artiste à la manière de partitions musicales libres, s’inspirant de l’ambiance sonore environnante. En accompagnant graduellement les visiteurs, les chants de Jessica Slipp offrent la dimension spirituelle d’une expérience incarnée du paysage.
Afin de souligner cette présence de l’artiste, des modèles de roches simplifiées occupent le sol, dont certains sont recouverts d’impressions numériques à haute résolution des empreintes de Jessica Slipp elle-même. L’installation relocalise le corps sur un territoire subjectif, et engage un questionnement sur les limites de notre être physique. Entre le microscopique et le macroscopique, entre le personnel et l’universel, le corps de l’artiste devient topographie contemporaine.

Les Interludes de Caroline Mauxion évoluent autour de l’oeuvre la plus expérimentale de Virginia Woolf intitulée Les Vagues (1931), dans laquelle l’histoire de six personnages est entrecoupée de neuf interludes illustrant l’évolution d’un paysage côtier au cours d’une journée entière, suivant ainsi « la marche majestueuse du jour dans les cieux » décrite par Woolf. En simulant elle-même le déplacement du soleil d’est en ouest, Mauxion photographie une surface bleue en lumière naturelle, capturant en neuf temps les modulations de lumières et de couleurs conjointement aux mouvements de son propre corps.
Dans les interludes de Mauxion, comme dans le classique de Woolf, l’accent est mis sur l’être humain face au monde réel. Au coeur de celui-ci réside une recherche de sublime de laquelle naît un sentiment intuitif de la réalité. Difficilement descriptible, ce sentiment se doit plutôt d’être vécu, ou comme l’écrit elle-même Virginia Woolf, il doit être « suggéré et évoqué lentement par des images répétées devant nous jusqu’à ce qu’il reste, dans toute sa complexité, complet » (Le commun des lecteurs, 1925). Les traces de lumière sur les neuf impressions - presque pixelisées - laissent apparaître des nuances, vacillant entre le bleu et le violet, évoquant un constant état d’émergence. Sans jamais être complétée, l’oeuvre évolue puisque la lumière, propre à chaque endroit d’exposition, réfléchit sur les surfaces glacées des impressions et octroie une perception différente à chacun.  L’utilisation du corps de l’artiste se fait dans le but d’altérer la lumière et la couleur de ses photographies. Ce processus pourrait être perçu comme une tentative de contrôle de son environnement immédiat, pourtant, il s’agit pour Caroline Mauxion de faire apparaître le pouvoir discursif, ou l’agentivité, des sensations lumineuses et colorées sur nos perceptions.

Cette notion d’agentivité est également au coeur du travail de Julie Roch Cuerrier, particulièrement dans les pigments colorés de son projet à grande envergure The National Geographic Atlas of the World. Ce projet naît alors qu’elle développe un processus de sablage des cartes de son atlas géographique familial pour recueillir les pigments de chaque page sous la forme de poudre colorée. Gardé dans des dizaines de sachets, chaque pigment correspond à une carte et à un territoire spécifique de l’atlas ; elle réutilise ensuite l’un des pigments les plus vifs et envoûtant de l’atlas dans The World’s History. Diluted Again. En passant de représentation cartographique à canevas, cette réappropriation d’une couleur imprimée pour représenter une partie du monde annonce la déconstruction de l’information telle qu’on la connaît. Parallèlement, l’artiste déconstruit un mythe familial puisque l’atlas impliqué dans cette démarche processuelle appartenait à ses grands-parents. Le travail d’effacement renouvelle l’usage consensuel de cet outil universel en un usage personnel et subjectif.

Dans le but de réinterpréter les propriétés indexables des cartes, l’artiste s’est rendue sur l’Île d’Inis Mór, en Irlande. Là se trouve l’une des formations géologiques les plus mythiques d’Europe, The Worm Hole, une vaste piscine naturelle en quadrilatère dans laquelle l’océan s’agite au gré des marées. En rencontrant ce phénomène naturel, Julie Roch Cuerrier y a retrouvé une couleur de son atlas familial ; un bleu turquoise autrefois artificiel et visible sur papier uniquement, dorénavant tangible dans le paysage réel.
Le projet dans sa globalité questionne la vulnérabilité des espaces cartographiques et utilise l’atlas comme métaphore des prises de conscience historiques et philosophiques complexes. En faisant le pont entre son histoire familiale et le monde actuel, Julie Roch Cuerrier cherche à constater la malléabilité de cet outil géographique. Comme le mentionne Lucy Lippard, « la “naturalisation” des cartes - le mythe selon lequel les cartes illustrent le monde réel - dissimule le fait que les cartes sont des créations culturelles ou individuelles qui incarnent des points de vue complètement subjectifs » (The Lure of the Local, 1997). Finalement, Julie Roch Cuerrier souligne le fait qu’une carte géographique ne détient pas le pouvoir de rendre compte du véritable paysage. En constant changement, le territoire se compose d’arbres, de montagnes et de cours d’eau, et non de pigments d’encre colorée sur des feuilles reliées. « If maps exist to order and record the world, the world fights back. » (L.L., The Lure of the Local, 1997).

Écologies/Ecologies comprend les écologies dans un sens critique, à la fois naturel et humain. Du grec ancien oïkos, qui signifie « maison », les écologies se rapportent aux milieux naturels et aux conditions d’existence des êtres vivants, mais surtout, aux relations que ceux-ci entretiennent avec cet environnement habitable. En revenant au sens premier du terme, il s’agit de mettre en lumière un système de relation entre les êtres et les territoires, dans lequel différents processus se croisent et donnent lieu à de nouvelles formes.  Soulignant la puissance de ces relations, les « écologies » se réfèrent aux systèmes qui ne sont ni statiques, ni centralisés, mais plutôt variables et dispersés (IVC, numéro 20, 2014). En s’appuyant sur la richesse connotative du terme, l’exposition propose une compréhension des écologies enracinées dans le personnel, une rencontre entre le corps et le territoire - un échange dans lequel les artistes explorent leur capacité d’agir face à celle de la terre qui les accueille.

- Texte par Marie-Charlotte Carrier et Josephine Rivard


écologies / ecologies
Julie Roch Cuerrier, Caroline Mauxion, Jessica Slipp
AVE gallery, Saint-Henri, Montreal
6 jul-8 Sep 2017
Co-Curator with Josephine Rivard


What I call “reality”: a thing I see before me: something abstract; but residing in the downs or sky; beside which nothing matters; in which I shall rest and continue to exist. - Virginia Woolf.

Virginia Woolf's definition of “reality” is abstract but resides in the landscape and gives her an affirmative sense of existence. She is blending with the environment rather than imposing herself upon it. Her interest in operations of perception and memory aligns in many ways with artists’ enduring interest in the environment. This desire to be immersed and to reveal the world’s interconnectedness echoes an ecofeminist eagerness to destabilize the patriarchal split between nature and culture. Moreover, feminist art historian Lucy Lippard described our attraction to the territory as follows : « the erotic communication of body and place combines the elements of desire and risk with those of time and space.»

Following similar considerations, the work of the three artists in the exhibition “Écologies/Ecologies”, Caroline Mauxion, Julie Roch Cuerrier and Jessica Slipp, is centered around the sensible, offering novel forms of being which include the earth, the land and its surroundings. They have developed innovative ways of crafting time and space that reinterpret how humans engage with the flesh of the world. Whether it be by rethinking cartesian ways of map making, or by manipulating perceptions of light and colour, they share an interest in the multiple ways of affecting and being affected by the natural.

Map and territory reach into one another as Jessica Slipp internalizes the land. Her recent project, Lines made by walking aims at recording the body's kinesthetic relationship to the territory. At every step, she tames the slopes of the ground and maps the contingency of her relationship with the landscape. Offering new perspectives on cartography and sound art, Lines made by walking mimics the territory itself. If cartography has traditionally aimed at modeling reality in ways that objectively communicate spatial information, Slipp instead traces our phenomenological awareness of space and reality by fusing the map and the land. Her lines resemble topography, tracing the shapes of mountains, waves or even the ripple of the wind. Outlined on a Cartesian grid, the lines are interpreted as musical partitions emulating the sound of waves or the wind. The chant offers a spiritual recording of an embodied experience of landscape. Dispersed on the floor are simplified models of rocks, some of them covered with high-resolution scans of the artist's skin. The work seems to ground the body within the territory, questioning the limits of our physical being. Between the microscopic and the macroscopic, between the personal and the universal, the artist’s body becomes contemporary topography.

Caroline Mauxion's Les Interludes revolves around Virginia Woolf's most experimental novel, The Waves, in which the story of six characters is broken up by nine brief interludes depicting the changes in a coastal scene following “the majestic march of day across the sky" described by Woolf. Simulating the movement of the sun, from East to West, Mauxion photographed a blue surface in natural light as her shadow altered its colours, forms and reliefs. In Mauxion's Les Interludes, as in Woolf's classic, the emphasis falls upon human beings in relation to reality. At its heart lies a search for a sublime, one that reflects a feeling or intuition about reality which cannot be described but rather must be, in Virginia Woolf’s words, “suggested and brought slowly by repeated images before us until it stays, in all its complexity, complete”. The pieces are almost pixelated marks of light and, and along with their vivid purples and blues, they seem always in a state of emergence, hovering on the verge of unpredictability. The work is never complete, as the glazed surface of the paper mirrors the natural light of the gallery, constantly changing our perceptions. Hence, while Mauxion's use of her body to alter light and colour in her photographs may be seen as an attempt at controlling their outcome, rather it evinces the agency of light and colour themselves.

The notion of the agency of colour is also central to Julie Roch Cuerrier's The National Geographic Atlas of the World. Her research project began as she sanded off the maps of old familial atlases, collecting its powdery pigments. Stored in small scientific dated plastic bags, each pigment corresponds to a specific map or territory. One of the most bewitching atlas pigments is reused in The World's History. Diluted Again. From maps to canvas, this reappropriation of a printed colour to represent a certain part of the world promulgated the deconstruction of information as we know it. At the same time, the artist also deconstructs a family myth, as the atlas involved in this procedural approach belonged to her grandparents. By erasing its surfaces, she brings this universal tool to a personal and subjective level.

Reinterpreting the indexical properties of maps, the artist travelled to the Aran Islands, in Ireland. On the Island of Inishmore is one of the most mythical geological formations of Europe, The Worm Hole, a natural vast quadrilateral shaped pool into which the sea ebbs and flows. This natural geological phenomenon is recalled by the colour of Julie Roch Cuerrier’s family atlas; a dark teal once artificial and only visible on paper, now tangible in the real landscape.

Her project is an investigation into the authority and vulnerability of cartographic space, using the atlas as a metaphor for complex historical and philosophical questions. By bridging her family history and the current world, Cuerrier also examines the malleability of this geographic tool. As mentioned by Lippard, “the « naturalization » of maps - the myth that maps show the world the way it really is - veils the fact that maps are cultural and even individual creations that embody points of view” (The Lure of the Local, 1997). In addition, Roch Cuerrier highlights the fact that maps do not have the power to account for the real landscape. Constantly changing, the territory consists of trees, mountains and rivers, and not only pigments of coloured ink on a sheet attached; “if maps exist to order and record the world, the world fights back” (L.L., The Lure of the Local, 1997).

This exhibition understands ecologies in a critical sense, as both natural and human.

From the Greek word oikos, meaning “house”, ecologies refer to the natural environments and conditions of existence of living beings and the relationships that are established between them and their environment, or more generally with nature. By returning to the first meaning of the word, the exhibition aims at highlighting the dynamism of the natural world, in which diverse processes intersect and give rise to new forms. “Signaling the potency of these relations, “ecologies” thus refers to systems that are themselves never static or centralized, but instead variable and dispersed” (IVC, issue 20, 2014). Drawing on the term’s connotative richness, the exhibition offers a comprehension of ecologies that is also rooted in the personal, an encounter between the body and the territory - an exchange in which the artists explore their agency in relation to that of the land.


- Marie-Charlotte Carrier and Josephine Rivard



REVIEWS
Montreal In Situ , 2017
Montreal, Vie des Arts, 2017-2018